[Présentation lors d'une conférence internationale du Centre Simon Wiesenthal, à Paris, le 11 juin 2001. Quatre séances: 10h00-22h00.]

 Perceptions contemporaines arabes et musulmanes de l'autre

1ère séance

 Le Moyen-Orient contemporain:
minorités, pluralisme, "Dhimmitude"

 BAT YE'OR 



 La perception de l'Autre dans les sociétés arabes et musulmanes contemporaines est très différenciée; on ne peut comparer la situation en Turquie et celle en Afghanistan. Il est clair que la perception de l'Autre est influencée par l'histoire et la culture et si les préjugés traditionnels n'ont jamais été dénoncés dans une société, ils seront d'autant plus prégnants,  surtout s'ils se justifient par des interprétations religieuses.

 A la fin du 20è siècle, le chef spirituel du mouvement des "Frères Musulmans", le Cheikh Yousef al-Qaradawi, répondant dans un interview au sujet de la visite au Cheikh d'al-Azhar [Muhammad Sayyid Tantawi] le 15 décembre 1997 par le Grand Rabbin achkinaze d'Israël [Israël Lau], disait que la loi islamique divisait le Peuple du Livre - Juifs et Chrétiens - en trois catégories:

 1) les non-Musulmans des pays de la guerre;
 2) les non-Musulmans des pays de la trêve provisoire;
 3) les non-Musulmans protégés par la loi islamique, 
    c'est-à-dire les dhimmis. (*)

 Pour chacune de ces catégories, a précisé le cheikh, la loi islamique a institué des réglements différents. Le cheikh a ainsi résumé en quelques mots, la théorie du jihad qui réglemente les relations des Musulmans avec les non-Musulmans. Cette théorie fut codifiée et institutionalisée dès le 8è siècle par des théologiens et des jurisconsultes musulmans. Or comme on le voit par les innombrables appels au jihad, et par l'actualité quotidienne, cette idéologie imprègne les mentalités et les comportements actuels. 

 Les habitants du pays de guerre sont ceux qu'on combat parce qu'ils s'opposent à l'instauration de la loi islamique dans leur pays. Ces infidèles n'ont aucun droit, leur personne et leurs biens sont licites - pour utiliser la formule usuelle - pour n'importe quel Musulman. Ceci explique les meurtres, les assassinats contre des civils sur des routes, au hasard des occasions. Leur existence même est illégale.

 Les infidèles du pays de la trêve sont dans une situation de répit entre deux guerres.

 Les dhimmis sont d'anciens harbis qui ont passé d'une catégorie, celle des pays de la guerre  (le dar al-harb) dans la catégorie des "protégés" (dans le dar al-Islam). Ils ont mis fin au jihad qui les menaçait grâce à la formule magique: "des territoires contre la paix et la sécurité de la dhimmitude." Ils ont cédé leur pays pour devenir des protégés. La loi islamique définit leurs droits qu'elle protège avec certaines conditions (la dhimma). Cela signifie que le non-Musulman n'a aucun droit en dehors de ceux spécifiés et protégés par la loi islamique. C'est cette loi qui est la source des droits des non-Musulmans. Aujourd'hui dans toutes les sociétés mobilisées par le jihad, c'est cette interprétation qui prévaut - et même en Egypte. 

 Le jihad est une guerre que l'on qualifierait aujourd'hui de génocidaire, puisqu'il ordonne le massacre des hommes et l'esclavage des femmes et des enfants en cas de résistance. Ces régles furent appliquées durant le XXè siècle et continuent jusqu'à aujourd'hui au sud-Soudan avec l'esclavage des femmes et des enfants des rebelles.

 Les lois de la "dhimmitude" - c'est-à-dire le rapport au non-Musulmans - obéissent à trois principes essentiels:
     - L'infériorité des non-Musulmans dans tous les domaines, cette situation existe aujourd'hui pratiquement dans tous les pays arabes, en Iran, en Afghanistan, et dans d'autres pays.
     - La vulnérabilité de l'infidèle, réalisée autrefois par l'interdiction du port d'armes et l'interdiction du témoignage contre un Musulman, ce qui implique un danger mortel en cas d'accusation de blasphème, une situation encore actuelle, notament au Pakistan et qui a provoqué les assassinats de Chrétiens innocents. Un évêque catholique pakistanais, John Joseph, s'est suicidé le 6 mai 1998 pour attirer l'attention du monde sur cette injustice. 
      - L'humiliation et l'avilissement du non-Musulman imposés par un ensemble très précis de réglements.

 A part ce domaine militaire, juridique et social que je viens de mentionner et qui a constitué le fondement des relations Musulmans et non-Musulmans pendant plus d'un millénaire, les divergences se manifestent également dans le domaine théologique en particulier, entre d'une part les Juifs et les Chrétiens et de l'autre les Musulmans. Les Islamistes professent, en se fondant sur de nombreux versets du Coran, que l'islam est apparu à l'origine de la Création, il a donc précédé le judaïsme et le christianisme. Adam, Eve, Noé, considérés comme les géniteurs de l'humanité, étaient Musulmans et professaient l'islam. Il s'ensuit que l'humanité est islamique et selon un hadith, tous les enfants naissent musulmans. Cette croyance a autorisé les enlèvements d'enfants des communautés dhimmies, un fléau qui fut endémique dans le dar al-islam.

 Selon cette interprétation, les prophètes et les personnages évoqués dans le Coran, dans une version qui diffère du récit biblique, sont Musulmans. Abraham, Moïse, David, Salomom, Jésus et les apôtres, sont vénérés comme musulmans et prophètes ayant professé l'islam. Il s'ensuit que la Bible est un récit falsifié et que toute l'histoire salvifique d'Israël à laquelle se rattache également le christianisme, est une histoire islamique. 

 C'est pourquoi les droits d'Israël ne sont pas reconnus dans son pays. Les Juifs n'ont pas d'histoire, la Bible n'est qu'un récit de contes. L'histoire d'Israël se trouve dans le Coran et c'est une histoire islamique. Il est clair dans ce contexte que les références des Israéliens à l'histoire biblique comme étant la leur, à leurs rois, à leurs villes et villages, à la judéité de Jésus, de Marie et des apôtres, ne peut qu'exaspérer les islamistes. Naturellement cette islamisation de la Bible, concerne autant les Chrétiens que les Juifs.

  On voit donc qu'il y a un véritable problème dans l'acceptation de l'Autre, c'est-à-dire de l'altérité. L'humanité est musulmane - bien que l'on puisse trouver dans le Coran, une acceptation de la diversité et du pluralisme. Mais la théorie du jihad a structuré les relations avec l'Autre, soit dans la haine, soit l'hostilité latente envers les gens de la trêve, ou le mépris inhérent à la dhimmitude.

 Toutes les sociétés et les religions ont développé des formes de fanatisme. Cependant dans les sociétés judéo-chrétiennes, la séparation de la politique et de la religion - parfois toute théorique, il est vrai - a permis une contestation de l'intolérance et de l'oppression. C'est de cas dans la Turquie laïque. Ce sont des Chrétiens qui ont combattu pour l'abolition de l'esclavage et l'émancipation des Juifs. Juifs et Chrétiens ont milité ensemble pour les droits de l'homme. Cette contestation n'apparaît pas dans le monde musulman. Il n'y a jamais eu cette générosité du coeur envers le dhimmi opprimé, cette vision d'une société fraternelle  où l'avilissement du dhimmi représentait un crime contre l'homme. Jamais l'intelligenztia musulmane n'a dénoncé le jihad comme une guerre génocidaire qui a exterminé des peuples entiers - ni la dhimmitude comme une condition de déshumanisation et d'exploitation qui a provoqué l'expropriation, l'esclavage, la déportation de populations dont le patrimoine culturel et historique a été totalement détruit. Tant que ce travail d'auto-critique sur sa propre histoire ne sera pas fait, il sera impossible de réhabiliter l'Autre dans sa dimention humaine et les préjugés du passé continueront à sévir. C'est dans ce contexte de jihad et de dhimmitude que se situe le conflit israélo-arabe, car Israël représente la libération de son pays, des lois de la dhimmitude. 

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(*) Saut Al-Haqq wa Al-Huriyya, 9 January 1998 (MEMRI, 8 Feb. 1998 
(Special Report: Meeting, Sheikh of Al-Azhar/Chief Rabbi of Israel)