[Cet entretien avec le Père Albert Longchamp,
rédacteur en chef de l’ « Echo Illustré Magazine »
(Genève), a paru dans le n° 5 du 6 février 1993, pp.
14-15]
Histoire d’un impérialisme religieux
L’image réconfortante d’un Islam tolérant à
l’égard des autres religions vole en éclats sous la pression
de l’intégrisme musulman. Mais c’est le principe même d’une
coexistence à droits égaux qui est incompatible avec la tradition
islamique. L’historienne Bat Ye’or nous explique pourquoi.
L’Islam et les autres religions
Un entretien avec Bat Ye’or
Un certain discours, non dépourvu de fondement,
associe volontiers la tolérance à l’Islam. Plusieurs versets
coraniques préconisent en effet l’absence de toute contrainte à
la conversion religieuse. Mais selon la doctrine du « jihad
» élaborée dès le VIIIe siècle, qui vise
à placer l’humanité toute entière sous la loi islamique,
cette « tolérance » ne s’applique qu’à l’intérieur
d’un statut spécifique imposant la soumission des non-musulmans.
Le « statut » des non-musulmans est institué
après la mort du Prophète, au cours du premier processus
d’islamisation des sociétés chrétiennes. Ce processus
est consécutif à la conquête arabe (632-750 ap. J.-C.),
qui couvrira toute la rive sud de la Méditerranée, et se
poursuivra en Asie. Du Xie au XVIIe siècle, la seconde vague, menée
par les Turcs, annexera l’Arménie, l’Anatolie, les Balkans et la
Grèce à l’aire d’influence musulmane. Tous ces pays étaient
chrétiens avec, selon les lieux, des communautés juives plus
ou moins importantes. Une partie de leur population fur massacrée,
une autre réduite en esclavage ou déportée, une autre
enfin soumise au statut de « dhimmitude ». Le mot « dhimmi
» désigne les juifs et les chrétiens indigènes
placés sous la tutelle et la « protection » des lois
islamiques. La dhimmitude constitue en réalité un statut
d’oppression, et la condition du dhimmi est avilissante. Telle est
la conclusion à laquelle Bat Ye’or est parvenue après d’intenses
recherches.
Bat Ye’or a longuement étudié le statut
du dhimmi juif et chrétien (1). Ses recherches lui ont permis
de mettre à jour une imposante documentation sur les chrétientés
d’Orient en pays islamisés. Elle en a tiré un livre qui analyse
la « dhimmitude », la juridiction discriminatoire appliquée
aux chrétiens indigènes, cette « histoire de souffrance
et d’humiliation » qui s’étendit sur trois continents et,
pour certaines régions, pendant treize siècles (2). Son travail
éclaire les processus souvent occultés par ceux qui tentent
aujourd’hui d’analyser le conflit israélo-arabe et les relations
islamo-chrétiennes.
- Essayons d’abord de définir le
nom et le rôle du « dhimmi ».
Bat Ye’or : - Pour simplifier une notion historique
très complexe, je dirais que le mot « dhimmitude » définit
les relations entre l’ « umma » - la communauté
islamique, et les « Peuples du Livre » - les Juifs et les Chrétiens.
La dhimmitude est la conséquence du jihad, lequel exclut la légitimité
s’une souveraineté politique autre qu’islamique. Les peuples et
cultures de la dhimmitude furent nombreux : Syriens, Egyptiens, Grecs,
Arméniens, Maronites, Berbères, Espagnols, Bulgares, Slaves,
tous chrétiens ou juifs.
- Concrètement, quelles étaient
les dispositions prises à l’égard ou à l’encontre
des Peuples du Livre ?
Bat Ye’or : Jugés impurs et inférieurs
par la loi islamique, Juifs et Chrétiens sont soumis à un
système d’inégalité et d’humiliation. La prohibition
de la propriété foncière et du port d’armes, ainsi
que l’interdiction de témoigner contre un Musulman, aggravent leur
vulnérabilité. Ils sont soumis à une capitation coranique
(la jizya) et à de nombreuses extorsions. S’ils ne peuvent
payer, ils sont réduits en esclavage, eux ou leurs enfants. Le dhimmi
est obligé de porter des habits spécifiques. Au Maghreb et
au Yémen, les Juifs ne pouvaient sortir que déchaussés.
Les enfants juifs orphelins au Yémen étaient automatiquement
« convertis » à l’Islam. En Perse, Juifs et Chrétiens
ne devaient pas sortir de chez eux par temps de pluie, de crainte que leur
impureté ne contamine les Musulmans.
- On dit cependant que le dhimmi était
placé sous la « protection » des lois islamiques.
Bat Ye’or : Tant que les Juifs et Chrétiens
se soumettaient à la loi islamique et acceptaient le statut de dhimmitude,
l’Etat musulman théoriquement protégeait leur vie et leurs
biens, il leur reconnaissait une liberté religieuse limitée
et le droit de s’administrer selon leurs lois civiles. Mais les droits
du dhimmi étaient des droits concédés, donc révocables
et monnayables. Le dhimmi restait dans une condition obligatoire
d’humiliation, d’infériorité et de vulnérabilité
extrême.
- Ce qu’il acceptait !
Bat Ye’or : Quoi que l’on puisse dire sur la
corruptibilité de leurs chefs, les peuples dhimmis qui en furent
les victimes ont manifesté, à mon avis, beaucoup de courage.
Cependant, de nombreux chefs militaires, religieux, politiques,
intellectuels ont effectivement contribué à l’expansion et
à la force de l’islamisation. La collaboration du patriarcat et
du califat fut active tout au long de la dhimmitude et jusqu’à nos
jours.
- Mais la dhimmitude est abolie !
Bat Ye’or : Certes. Mais elle laisse des traces
profondes. Les Etats musulmans modernes, sous la pression des puissances
occidentales à la fin du XIXe siècle et sous la colonisation,
ont adopté des juridictions inspirées par l’Occident. Cependant,
la mentalité du jihad existe toujours dans les groupes fondamentalistes
qui tentent de s’imposer – voyez l’Algérie – et la marginalisation
des Juifs et des Chrétiens n’a jamais cessé dans les pays
musulmans. Si les islamistes, très actifs aujourd’hui, rétablissent
la chari’a (la juridiction musulmane considérée comme
d’inspiration divine), l’idéologie du jihad et de la dhimmitude
serait sûrement réactivée.
- Comment expliquer la difficulté
de l’Islam à évoluer vers une rencontre plus positive avec
la modernité occidentale ?
Bat Ye’or : Les populations islamiques conservent
une mentalité anti-occidentale datant d’avant la colonisation européenne
puisque ces populations ont été motivées par le jihad
pour conquérir des pays chrétiens. Toute leur tradition historique
s’inscrit dans le jihad contre la chrétienté, et dans
la dhimmitude imposée aux populations conquises. Nous qui avons
perdu nos racines religieuses, qui sommes devenus des populations laïques,
nous avons dépassé ces problèmes religieux. Les populations
du Sud, elles, restent très attachées par contre à
leur religion. D’autant plus attachées que la période de
la colonisation a introduit des concepts modernes, par la modification
de la juridiction, l’abolition de la chari’a, la laïcité
apportée dans les écoles et dans l’enseignement, etc. Nous
assistons maintenant à un rejet de tout ce que l’Occident a apporté
au cours des XIXe-XXe siècles, soit par la colonisation, soit par
les diverses formes de mandats. Il y a donc un retour au passé qui
véhicule tous ses préjugés de violence, de guerre,
de sentiments antichrétiens et antijuifs, en un mot, d’intolérance.
- Aucune évolution en vue ?
Bat Ye’or : C’est nous-mêmes, en Occident,
par nos mensonges et nos compromissions avec le terrorisme, qui encourageons
le radicalisme islamique. Nous ne favorisons pas l’éclosion d’une
pensée musulmane rénovatrice et autocritique. Tout le monde
était fanatique au Moyen-Age. Mais nous vivons maintenant au XXe
siècle.
- L’Islam est-il incapable d’aborder la
modernité ?
Bat Ye’or : Je ne dis pas cela. Je ne peux
pas condamner 1 milliard de personnes. Tous les musulmans ne sont pas des
fanatiques. Mais j’affirme que le terrorisme intellectuel et la glorification
d’un passé mythique empêcheront toute prise de conscience
des carences des lacunes de la civilisation islamique.
- On rappelle pourtant la coexistence,
pendant des siècles, au sud de la Méditerranée et
au Proche-Orient, entre Juifs et Musulmans.
Bat Ye’or : Coexistence dans la dhimmitude
! Les Juifs de Palestine ont subi un martyrologe millénaire. C’est
la raison pour laquelle ils étaient si peu nombreux au début
du XIXe siècle, sur la terre de leurs ancêtres. Savez-vous
qu’à Jérusalem, à cette époque, la population
juive ne devait pas excéder 2000 personnes sous peine de mort ?
Les Chrétiens n’étaient guère mieux lotis. A Jérusalem,
il étaient moins de 3000 en 1806. A Nazareth et à Bethléem
où ils étaient majoritaires, ils comptaient respectivement
1250 et 1500 âmes (3).
- Peut-on établir un lien entre
cette situation et l’hostilité farouche des pays arabes actuels
à l’égard de l’Etat d’Israël ?
Bat Ye’or : En réalité, l’antisionisme
arabe est fondamentalement antichrétien. La satanisation d’Israël
renforce la satanisation de l’Occident non point parce que l’Occident aime
ou soutient l’Etat hébreu, mais parce que les deux Peuples du Livre
sont indissolublement unis dans le dogme et les stratégies du jihad
et de la dhimmitude. Le stéréotype de l’Israélien
dans le monde arabe est exactement celui du dhimmi juif et par conséquent
celui du chrétien.
- Dialogue impossible, préjugés
tenaces : aucune évolution en vue ?
Bat Ye’or : La connaissance de la dhimmitude
est l’étape nécessaire et indispensable à la paix
du monde par la répudiation définitive d’idéologies
de haine. Cette histoire doit conduire à la reconnaissance rétroactive
des droits humains des peuples dhimmis. Faute de quoi ces préjugés
demeureront opérationnels et garderont leur nocivité.
(1) Voir Bat Ye’or : Le Dhimmi : profil
de l’opprimé en Orient et en Afrique du Nord depuis la conquête
arabe. Editions Anthropos, Paris, 1980, 335p.
(2) Bat Ye’or : Les Chrétientés
d’Orient entre Jihad et Dhimmitude : VIIe-XXe siècle. Préface
de Jacques Ellul, Le Cerf, Paris 1991, 530 p.
(3) Bat Ye’or : « Juifs, Chrétiens
et Musulmans en Terre Sainte. Humiliante dhimmitude », Historama,
Paris, N° 106, décembre 1992, pp. 60-66.
Propos recueillis par Albert Lonchamp |