[Conférence prononcée par Bat Ye'or
à l'Assemblée Générale de France-Israël
du 26 avril 1992, sous la présidence de P.-Ch. Taittinger, vice-président
du Sénat, Michel Darmon, président de France-Israël,
et en présence de S.E. Yehuda Lancry, ambassadeur d'Israël.
Cette conférence fut publiée (France-Israël,
mai-juin 1992) et dans un tiré-à-part en quatre pages avec
quatre illustrations du récent ouvrage de Bat Ye'or, Les Chrétientés
d'Orient entre Jihad et Dhimmitude: VIIe-XXe siècle, Paris:
Les Editions du Cerf, 1991]
LA
DHIMMITUDE
Peu de personnes savent ce qu'est la dhimmitude
et cependant aujourd'hui la dhimmitude est plus actuelle que jamais. La
dhimmitude fut l'univers juridique, politique, spirituel des Juifs et des
Chrétiens indigènes dont les pays furent conquis par le jihâd
et gouvernés par la loi islamique: la shari'a. L'univers de la dhimmitude
a englobé des millions de personnes, il a couvert trois continents
- Afrique, Asie, Europe - il a duré de treize siècles à
quelques siècles selon les régions. La dhimmitude vient du
mot arabe "dhimmi" qui désignait les Juifs et les Chrétiens
indigènes gouvernés et protégés par la loi
islamique.
Le mot dhimmitude définit l'ensemble des relations entre d'une part l'umma, la communauté islamique, et d'autre part le Peuple du Livre (la Bible), c'est-à-dire les indigènes juifs et chrétiens (ahl al-kittab). Aujourd'hui l'intérêt de ce passé réside dans l'enseignement qu'il nous livre sur les relations que les peuples musulmans nouèrent au cours des siècles avec le "Peuple du Livre", qu'ils combattirent par le jihâd, ou gouvernèrent dans la dhimmitude et ceci sur trois continents. Les peuples de la dhimmitude furent nombreux:
Juifs, Grecs, Syriens, Egyptiens, Arméniens, Maronites, Berbères,
Espagnols, Bulgares, Slaves, peuples de cultures, langues, religions différentes:
catholiques, grecs-orthodoxes, monophysites, nestoriens, juifs. Comment
ces pays chrétiens furent-ils progressivement islamisés et,
pour le sud méditerranéen, de façon irrévocable?
Il y eut certes de nombreux facteurs, mais l'un parmi les plus importants,
fut la corruptibilité des chefs chrétiens.
LES DROITS MONNAYABLES Brièvement, les caractères principaux de la dhimmitude sont les suivants: 1) La dhimmitude est la conséquence du jihâd. Le concept de jihâd exclu toute légitimité d'une souveraineté politique autre qu'islamique. C'est pourquoi tout acte de guerre est licite, dans les pays non-musulmans (dar al-harb) excepté dans le cas de traités qui ne peuvent être que provisoires. (1) 2) La dhimmitude, institutionnalisée par les lois islamiques, est intégrée à la shari'a. 3) Les deux Peuples du Livre, Juifs et Chrétiens ont exactement le même statut juridique, les mêmes droits, les mêmes obligations sous les lois de l'Islam. Ils sont indissociables, et leur destin historique par rapport au jihâd et à la dhimmitude furent identiques et le sont encore. Ici, j'ouvre une parenthèse pour préciser que malgré cette identité de destin, les Eglises orientales demeuraient tout autant judéophobes et hostiles l'une à l'autre. Car le monde de la dhimmitude est celui de l'esclavage spirituel, de la souffrance, de l'avilissement, de l'insécurité, de la haine de soi et des autres. Juifs et Chrétiens vécurent ainsi côte à côte, servant le maître musulman, s'entre-aidant parfois, se trahissant toujours. Une situation encore actuelle. 4) Les droits du dhimmi sont des droits concédés, c'est-à-dire qu'ils peuvent être annulés, ils ne sont pas attachés à la personne humaine. Ses droits à la vie et à la sécurité sont monnayables, il doit sans cesse les racheter par une capitation coranique, la jizya. Le rachat de ses droits est indissociable d'une condition obligatoire d'humiliation, d'infériorité et de vulnérabilité extrême. Telle fut la dhimmitude qui est intégrée
à la shari'a, considérée par les Musulmans
comme une juridiction d'inspiration divine. Et là réside
le dilemme car ce système qui paraît juste aux Musulmans,
nous semble à nous, Peuple du Livre, fondamentalement injuste. Ainsi
nous avons deux conceptions radicalement opposées de la justice.
LA PROTECTION AVILISSANTE Il est certain qu'au Moyen-Age, toutes les religions étaient oppressives et fanatiques. Néanmoins, les autorités politiques et religieuses occidentales ont dénoncé les idéologies et les juridictions du passé, contraires à la dignité et aux droits de l'homme. L'histoire de la dhimmitude est une histoire
de souffrance et d'humiliation, d'usurpation de terres, de destruction
de civilisations indigènes, d'exploitation fiscale des droits humains.
Et cette histoire a bien existé même si, à certaines
époques, les pays islamiques accueillirent les persécutés
juifs et chrétiens, même si les lois islamiques se référant
au Coran interdisent les conversions forcées et assurent protection
à l'indigène non-musulman, protection uniquement garantie
dans le système avilissant de la dhimmitude. Il est vrai que ce
système, parfois plus ou moins tolérant que d'autres, s'intégrait
aux préjugés et mentalités de l'époque, et
que les périodes de massacres et d'esclavage résultaient
aussi de situations incontrôlables.
Dans ce contexte de dhimmitude, Israël
représente la libération d'un peuple dhimmi. D'où
la volonté de le sataniser dans les instances internationales, de
l'avilir et de légitimer un terrorisme qui perpétue l'insécurité
dans laquelle vivait le dhimmi et le droit que s'arrogeait le Musulman
sur sa vie. Or ce droit d'Israël doit être reconnu sans pré-condition.
Tant que la légitimité d'Israël n'est pas reconnue,
la légitimité des autres peuples dhimmis chrétiens
libérés de la dhimmitude: Espagnols, Grecs, Slaves, Arméniens,
n'est pas non plus assurée. Si la dhimmitude doit être obligatoire
pour un peuple de la Bible, les Juifs, alors elle l'est aussi pour l'autre
peuple de la Bible, les Chrétiens.
L'ANTISIONISME: SOURCE D'ANTISEMITISME Je prendrai deux exemples: 1) Le nationalisme arabe qui fit des Chrétiens
le fer de lance du jihâd contre Israël, fut l'instrument
idéologique, politique, culturel, d'anéantissement du christianisme
d'Orient et fit exploser le Liban. Ici je voudrais mentionner la propagande
des Eglises irakiennes, syriennes et arabo-palestiniennes. Otages du monde
arabo-musulman, elles sont utilisées par les Etats arabes pour propager
en Occident l'antisémitisme et l'antisionisme. Prétendant
avoir toujours bien vécu dans le monde musulman, elles attribuent
la détérioration de leurs relations avec l'islam à
la création de l'Etat hébreu, accusé de provoquer
le radicalisme islamique.
2) L'antisionisme occidental, conséquence
de l'arabophilie, constitue aujourd'hui l'une des sources majeures de l'antisémitisme.
Or la délégitimation d'Israël implique la délégitimation
de l'Occident, car la haine anti-occidentale et la haine contre Israël
s'enracinent dans le même dogme, la même juridiction, la même
histoire. Et cette association s'inscrit dans treize siècles de
dhimmitude.
Je soulignerai que la dhimmitude apporte un mésage de paix et de réconciliation. 1) Paix entre les Eglises et les peuples, car la dhimmitude fut la conséquence de leurs haines réciproques et de leur aveuglement. 2) Paix entre les Peuples de la Bible. Or,
aujourd'hui, les forces antisionistes cherchent à développer
la haine antisémite et anti-israélienne en Occident. On ne
voit pas pourquoi seuls les Juifs seraient privés de souveraineté
nationale dans leur pays. Quiconque est anti-israélien est ipso-facto
anti-chrétien. Et certains Chrétiens orientaux, émissaires
en Europe du jihâd anti-israélien, en occultant leur
propre histoire de dhimmi ne font que creuser leur tombe et celle
de l'Europe.
L'EXAMEN CRITIQUE DU PASSE Tant que les droits humains du Peuple du
Livre ne seront pas rétroactivement reconnus par un examen critique
de la dhimmitude, il y aura deux systèmes de valeurs fondamentalement
opposés: l'un moderne qui reconnaît l'égalité
des hommes et l'inaliénabilité des droits humains et l'autre
fondé sur l'inégalité des droits, ce qui implique,
s'ils sont concédés, qu'ils peuvent être retirés
unilatéralement par ceux qui les concèdent. Ceci perpétue
la séparation des êtres humains en deux groupes, ceux qui
concèdent les droits, et ceux qui bénéficient, dans
la gratitude et la soumission, de ces droits concédés. Ces
principes sont contraires à la Déclaration Universelle des
Droits de l'Homme.
DENONCER LA DHIMMITUDE La dénonciation des politiques impérialistes
et fanatiques de l'expansion islamique confortera les éléments
rénovateurs musulmans et favorisera l'harmonisation de nos valeurs.
Ce changement de mentalité représente une énorme tâche.
Encore récemment, des Musulmans égyptiens furent emprisonnés
parce que leurs livres furent jugés blasphématoires. Et tout
le monde connaît l'"Affaire Rushdie" (2).
Voilà le défi historique qui
nous unit, Juifs et Chrétiens. Une tâche à laquelle
nous devons rapidement nous atteler avec les Musulmans réformistes,
car le temps presse. Si l'Europe veut éviter un retour aux prises
d'otages et au terrorisme, on doit définitivement rejeter les idéologies
qui les justifient.
Notes 1. En Arabie Saoudite, plusieurs
ulémas de rang élevé - juges, professeurs, etc. -
condamnèrent le processus de paix au Proche-Orient qui envisageait
une paix illimitée avec les infidèles. Ils alléguèrent
que de tels accords sont interdits aux Musulmans sous peine d'hérésie,
car à l'exemple du Prophète, on ne peut conclure de trêve
dépassant dix ans avec des non-musulmans. Cf. L'Express -
21.2.92, p. 19.
2. L'écrivain égyptien Farag Foda fut assassiné le 8 juin 1992 à la suite d'un "décret" religieux ("Fatwa") du mufti de l'organisation intégriste al-Djihad. (Le Monde, 11.06.92). |